Rencontres... à Lesvos

Seuls ceux qui sont assez fous pour changer le monde y parviennent.
Henry Dunant, créateur de la Croix-Rouge.

Mes débuts à Lesvos

Je suis arrivée à Mytilène (capitale de l’île de Lesbos) le 14 mai 2019. En sortant de l’aéroport, j’ai prix un taxi pour me rendre à l’adresse que l’on m’avait indiqué et qui serait mon adresse pendant les prochains mois. Je me souviens à ce moment-là de mon état de fatigue énorme. J’avais passé la nuit à l’aéroport d’Athènes (une escale de 10 heures !) et il ne s’était passé que quelques jours entre la fin de mon stage à Casas et mon départ pour Lesvos.
La première personne que j’ai rencontrée s’appelle Jesse. Un volontaire en provenance du Royaume-Uni, présent à Lesvos depuis plusieurs mois déjà. Il m’a accueilli dans l’appartement des volontaires du Legal Centre Lesvos et c’est là que j’ai rencontré les premières personnes qui allaient partager mon quotidien pendant les prochaines semaines. Il y avait Océane, Nina, et Amal. Il était 8 heures du matin. Les présentations faites, je me suis écroulée dans mon lit et j’ai dormi tout l’après-midi. Je savais que le travail commencerait dès le lendemain.
Et ce fut le cas. Le lendemain, je me rendais dans les locaux de la clinique juridique et faisais connaissance avec l’équipe du Legal centre Lesvos. Il y avait Alexandra, Lorraine, Valia, Rehmatullah, Alireza, Océane, Jesse…
Je ne vais pas mentir, malgré l’accueil extraordinaire et incroyablement chaleureux de tout le monde, les débuts ont été difficiles. Il m’a fallu apprendre en quelques jours, une procédure d’asile qui, bien que normalement similaire à la France puisque dictée au niveau européen, était finalement très différente. Le tout en anglais. Dans un environnement et dans un pays qui m’étaient totalement inconnus.
Heureusement, j’ai vite compris que je n’étais pas seule face à cela. J’ai pu profiter de l’expérience et de la bienveillance de tout le monde, des volontaires expérimentés, des coordinatrices du centre, des interprètes (qui pour la plupart était passés par là ou était encore en procédure).
C’est d’ailleurs ce que j’ai remarqué en premier lors de mon arrivée, l’incroyable lien et la solidarité entre les volontaires de la clinique juridique dans laquelle je travaillais. Et c’est quelque chose que j’ai retrouvé tout au long de mon expérience là-bas, et pas uniquement dans cette association. Mon impression était qu’il s’agissait d’un sentiment général, partagé par ce que l’on peut appeler « le monde des ONG » sur place. Il y a en effet énormément d’ONG présentes à Lesvos (et en Grèce de manière générale) ; et je voudrais saluer le travail immense de tous ces volontaires qui y donnent énormément de leur temps et de leur énergie, et qui font ressortir ce qu’il y a de meilleur en l’être humain : l’entraide.
On dit souvent que l’homme est un loup pour l’homme. Certes. Mais je dirais plutôt que certains hommes seulement peuvent l’être. D’autres, guidés par la compassion et l’empathie et un altruisme certain, font émerger une incroyable solidarité entre les êtres humains, solide et fragile à la fois mais surtout indispensable. Gioconda Belli disait de la solidarité qu’elle « est la tendresse des peuples. » [1]. Zlata Filipovi ajoutait alors que « si l’on choisit d’affronter les situations inhumaines avec humanité, on peut changer le monde et créer des leçons positives pour nous-mêmes et les autres. » [2]. Cela fait partie des choses que j’ai ressenti à Lesvos.

Le travail du Legal centre Lesvos

La préparation aux entretiens d’asile

Notre principal travail consistait à préparer les demandeurs d’asile à leur « interview » d’asile devant, soit des agents du Bureau européen d’appui en matière d’asile (mis en place par l’Union Européenne), soit directement devant les autorités d’asile grecques.
Le schéma était le suivant : dans la majorité des cas, l’entretien d’asile se déroule en quatre étapes, et il nous fallait alors interroger les demandeurs comme si finalement, nous étions nous-mêmes les interviewers.
La première étape était simplement la confirmation des coordonnées personnelles figurant sur le récépissé de demande d’asile – appelé ausweis là-bas – tels que le nom, prénom, la date de naissance, la provenance, etc.
Ensuite, il s’agissait de déterminer la vulnérabilité de la personne : cette étape est très importante. En effet, si vous êtes reconnus « vulnérable » selon des critères établis – femmes enceintes, personnes handicapées, survivants d’un naufrage, personnes âgées de plus de 65 ans, victimes de torture, de viol, etc.. – certains aménagements vous sont accordés comme par exemple, la possibilité de vous déplacer sur tout le territoire grec (et pas uniquement sur l’île), ou encore un délai plus long pour faire appel en cas d’une première décision d’asile négative. Certains demandeurs d’asile pouvaient se voir reconnaître ce statut de personne vulnérable lors de l’enregistrement de leur demande. Si ce n’était pas le cas, alors l’agent du Bureau européen (« EASO » : European Asylum Support Office) interrogeait la personne sur ses éventuels problèmes de santé physique ou psychologique. S’il pensait que cette dernière remplissait l’un des critères de vulnérabilité, alors l’entretien était arrêté, une recommandation envoyée aux autorités d’asile grecques, et un nouvel entretien prévu, cette fois-ci devant ces dernières.
Au gré des tensions que connaît la Grèce depuis le début de ce qu’on appelle communément la « crise des migrants » - que je qualifierais plutôt de « crise des droits fondamentaux » - de nouvelles dispositions législatives ont été adoptées. Désormais, l’agent du EASO, n’est plus forcé d’arrêter l’entretien s’il se rend compte que le demandeur d’asile est vulnérable, et le mène donc jusqu’à son terme. En pratique, cela empêche donc certains demandeurs de se voir reconnaître leur statut de personnes vulnérables et donc d’accéder aux droits qui en découlent.
Troisième partie de l’entretien d’asile : le trajet du demandeur, de son pays d’origine jusqu’en Grèce : « combien de pays avez-vous traversé, par quel(s) moyen(s), combien de temps cela vous a pris ? ». Puis il fallait alors mentionner le passage en Turquie, sous l’angle du tristement célèbre accord « UE-Turquie » signé en 2016. La personne requérante devait alors dire si elle avait été victime de mauvais traitements en Turquie par les autorités ou par les passeurs, ou bien victime de discrimination par la population locale. Il était également nécessaire d’expliquer si une demande de protection internationale avait été déposée en Turquie : si oui, quelles en ont été les conséquences (en grande majorité, les demandes ne sont pas traitées), et si non, pour quelles raisons (notamment car les bureaux du HCR en Turquie sont fermés). Enfin, les raisons pour lesquelles il n’était pas possible de retourner en Turquie.
Puis vient la dernière étape – et pas des moindres – celle où le demandeur d’asile doit expliquer les raisons pour lesquelles il a fui son pays d’origine. Là, pas de différence majeure avec la procédure d’asile en France, les questions sont assez similaires (« quel danger courriez-vous dans votre pays ? Pourquoi vous ne pouvez pas y retourner aujourd’hui ? »). A la différence que la Grèce pratique ce qu’on appelle « l’asile interne », c’est-à-dire chercher à savoir s’il n’était pas possible pour l’individu de se déplacer à l’intérieur de son pays, et de vivre dans une autre région en toute sécurité.
Il m’a fallu du temps – trois semaines d’observation – pour enfin me lancer dans mes premiers entretiens en solo. Honnêtement, j’étais très déstabilisée. C’était comme si tout reposait sur nous. Nous étions la seule structure ici à offrir une telle préparation aux entretiens d’asile pour les demandeurs d’asile. J’avais toujours cette peur de ne pas poser les bonnes questions, d’oublier des éléments essentiels, de ne pas comprendre le parcours des personnes. Je n’avais que très peu d’expérience en la matière (des études de droit très théoriques, et deux mois de stage en droit d’asile en France), et j’étais projetée comme cela, avec une énorme responsabilité : celle d’informer et de préparer au mieux des individus qui avaient laissé leur vie derrière eux et qui, pour la plupart, ne connaissait rien à la procédure d’asile européenne.
Parfois, les gens se présentaient dans nos locaux, quelques jours seulement avant leur entretien d’asile. C’était donc une véritable course contre la montre pour les préparer à la fois rapidement mais correctement à leur entretien. Nous ne disposions parfois que d’un seul rendez-vous pour les préparer à un entretien qui dicterait le reste de leur vie.
La collaboration avec le Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR) pour les hébergements
Notre travail ne se limitait pas à la préparation aux entretiens d’asile. Nous travaillions également en relation avec le HCR, responsable de l’orientation vers des hébergements sur l’île.
Le camp de Moria était le premier point d’entrée en la matière.
Il y avait ensuite différentes structures d’accueil : Karatepe, une sorte de camping aménagé, qui accueillait uniquement les familles avec des enfants en bas âge, qui étaient logées dans des mobiles homes. Son directeur de l’époque, Stavros, était un homme incroyable, et véritablement dévoué à ses résidents et à leur bien-être. Il faisait tout pour rendre ce lieu digne. Il nous a permis de venir le visiter un jour et je m’en souviens très bien, c’était juste avant que nous nous rendions au camp de Moria. Ce jour-là, un mariage était célébré à Karatepe. Les gens dansaient, souriaient, s’amusaient, les enfants courraient partout. C’était comme si le temps s’était arrêté, comme si tout le contexte autour avait disparu. C’était une véritable bouffée d’air frais. Je n’oublierais jamais ces quelques instants passés à jouer avec certains enfants qui ne devaient pas avoir plus de 5 ou 6 ans ; et même si nous ne parlions pas la même langue, l’espace d’un instant, nous étions apaisés par la présence de l’autre.
D’autres organisations géraient des appartements avec des chambres partagées, et adaptées aux besoins des personnes.
Notre rôle en la matière était en fait « d’appuyer » les demandes d’hébergement des personnes en détresse, et qui ne vivaient pas dans un lieu adapté à leurs besoins (ce qui comprend toutes les personnes vivant à Moria en fait…). Mais bien entendu, nous ne pouvions pas le faire pour chaque individu. Il nous fallait donc « choisir », au regard de l’urgence et du degré de vulnérabilité de la personne (femme enceinte, personne avec de très graves soucis de santé, etc..), pour ensuite plaider lors de réunions hebdomadaires avec plusieurs associations et le HCR, pour que la priorité soit donnée à telle ou telle personne pour un hébergement.

Les réunifications familiales

Nous nous occupions aussi des réunifications familiales lorsqu’elles étaient possibles dans le cadre de la procédure dite Dublin. Cela consistait à ce qu’une personne demandant l’asile en Grèce, rejoigne un membre de sa famille (enfant, frère ou sœur, ou parents) dans un autre pays de l’Union Européenne. Pour les personnes adultes, cela n’est possible qu’entre un demandeur d’asile qui se trouve en Grèce et un demandeur d’asile ou un réfugié dans l’autre État membre ; alors que pour les mineurs en demande d’asile en Grèce, la possibilité est plus large puisque la personne qui vit dans l’autre pays membre ne doit pas nécessairement être un demandeur d’asile ou un réfugié mais peut être une personne avec tout statut juridique.
Mais la procédure n’est pas simple, et il faut respecter plusieurs critères : d’abord, la personne qui veut rejoindre le membre de sa famille doit être totalement dépendant de ce dernier (documents médicaux à l’appui). Ensuite, il faut prouver les liens familiaux entre ces deux personnes (par des certificats de naissance, des photographies par exemple). Enfin, il est nécessaire que le membre de famille que le demandeur veut rejoindre dans un autre État membre de l’UE puisse en prendre soin (gagne-t-il de l’argent ? A-t-il un logement ?). En outre, les deux personnes doivent consentir par écrit à la réunification familiale.
Il faut savoir que cette procédure est très difficile à appliquer entre deux adultes, et nécessite de rassembler un nombre important de preuves pour remplir les critères énoncés à l’instant.
Les conditions de travail de l’ONG dans laquelle j’ai travaillé étaient bien entendu très précaires – comme pour beaucoup d’autres – et rien ne serait possible sans le dévouement et l’investissement sans relâche des volontaires et des personnes travaillant de manière permanente sur les îles. La plupart de ces organismes fonctionne grâce à des dons privés et aux volontaires venus des quatre coins du monde ; tout cela dans un contexte où les autorités vous font comprendre que vous n’êtes pas les bienvenus.

Rencontres

Je suis restée presque trois mois à Lesvos. J’y ai fait des rencontres aussi incroyables les unes que les autres.
Je pense notamment à cette famille, que j’ai beaucoup accompagnée : l’homme était afghan, la femme iranienne et ils avaient deux enfants, de 5 et 8 ans. Je me suis beaucoup attachée à eux, nous nous sommes vus très souvent, pour différentes raisons.
D’abord, avec Rehmatullah, un interprète en langue farsi, et Hadrien, un autre volontaire français qui s’est occupé d’eux après mon départ de l’île, nous les avons préparé à leurs entretiens d’asile. Nous avions également essayé par tous moyens de les faire sortir de l’enfer de Moria. Nous y étions parvenus, mais il s’est avéré que le HCR les a, au même moment, orienté vers un appartement partagé à Mytilène. Quel soulagement ! Moria était derrière eux, une étape était franchie.
Leur parcours était ahurissant. Venus d’Iran, ils avaient traversé la frontière jusqu’en Turquie (parcours habituel des demandeurs d’asile en Grèce) et avaient tenté la traversée par la mer jusqu’aux îles grecques en 2016. Là, ils avaient été arrêtés par les autorités grecques, avaient été menottés, et renvoyés en Turquie sans leur laisser la possibilité de demander l’asile. C’est ce qu’on appelle le « push back ». Bien qu’étant totalement contraire au droit international et européen, cette pratique n’est pas rare près des îles grecques…
En Turquie, ils ont été placés en détention pendant 6 mois dans des conditions inhumaines : cellule très petite, autorisations de sortie uniquement pour manger, pression psychologique quotidienne, conditions d’hygiène désastreuses. Les autorités les harcelaient pour les forcer à signer un document indiquant qu’ils voulaient rentrer volontairement dans leur pays. D’abord déterminés à résister à la pression, ils ont été forcés d’accepter au bout d’un certain temps, voyant la santé mentale de leurs enfants se détériorer petit à petit, et sont donc été renvoyés en Iran et en Afghanistan.
Cependant, forts de leur détermination, ils sont revenus à Lesvos en 2019 (impossible de rester dans leurs pays respectifs) et ont cette fois-ci réussi à accéder à la procédure d’asile. Sur conseil de la coordinatrice du Legal centre Lesvos, Lorraine, nous avons alors contacté une autre ONG « Greek Council for Refugees », afin de dénoncer cette pratique bien trop courante des « push back » et tenter une action contre l’État grec. Malheureusement, cette procédure a dû être abandonnée, n’ayant que très peu de chances d’aboutir… La Cour grecque a d’ailleurs refusé de reconnaitre la responsabilité de l’État dans une autre procédure pour lequel les preuves et le dossier étaient plus lourds… Pour cette famille irano-afghane toutefois, une plainte est cependant en train d’être élaborée auprès du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies.
Je n’ai pas pu accompagner cette famille jusqu’au bout, mon volontariat en Grèce se terminait au 1er août 2019, et leurs entretiens d’asile étaient prévus plus tard. Nous sommes cependant restés en contact et quelques mois plus tard, ils m’ont appris qu’ils avaient obtenu l’asile. Deuxième victoire ! C’était l’aboutissement d’un combat sans relâche et, même si les obstacles n’étaient pas tous franchis, cela leur ouvrait une perspective d’avenir. Je suis restée très liée à cette famille que j’ai d’ailleurs vu de nouveau lorsque je suis retournée à Lesvos pour quelques jours en novembre 2019.
Il me faut parler également de cet homme que j’ai rencontré lorsque je me suis rendue dans le camp de Moria (le camp le plus peuplé de l’Europe). C’est un ancien « résident » de ce camp – qui a ensuite travaillé en tant qu’interprète pour le Legal centre Lesvos – qui m’y a conduit. Nous avons passé près de deux heures là-bas, à marcher entre les tentes étiquetées « HCR ». Quelle ironie quand on voit les conditions de vie dans lesquelles y vivent les demandeurs d’asile...
L’homme que nous avons rencontré était un ami de notre interprète et venait d’Afghanistan. Il avait, comme beaucoup d’autres dans le camp, tenté de rendre son lieu de vie plus décent, en aménageant l’endroit avec les matériaux qu’il trouvait. Il nous a accueillis comme s’il nous connaissait depuis toujours. Il nous a servi le thé, et s’est assuré que nous ne manquions de rien. Quelle ironie encore une fois… Comme on le dit très souvent, ce sont ceux qui en ont le moins qui en donnent le plus. Le sens du partage est une réalité chez lui. Cela me fait penser à un proverbe géorgien qui dit « Ce que tu donnes est à toi, ce que tu gardes, tu l’as perdu. »
Cela fait partie des éléments de mon métier que j’aime le plus : la proximité et le lien qui s’installe et se tisse entre vous et des personnes encore inconnues il y a quelques jours. Sans vouloir tomber dans le cliché, ces rencontres sont d’une richesse inouïe et je n’échangerais ces moments pour rien au monde. On en sort transformé : à la fois grandi par ces quelques moments de partage et d’échange, mais également ramené à ce que l’on est vraiment, une goutte d’eau au milieu d’un vaste océan.
Et c’est une approche que j’aime beaucoup et que je m’attache à adopter en tout temps : se considérer d’égal à égal, ne pas réduire un individu à sa condition de demandeur d’asile, ne pas faire sentir une quelconque supériorité. Après tout, cette différence n’est-elle pas, dans le fond, simplement administrative ? Imposée par des normes étatiques ?
Ce jour à Moria a été l’un des plus intenses de mon séjour à Lesvos. Bien entendu, j’avais vu des images à la télé, lu des articles, écouté des interviews sur le sujet. Mais le voir de ses propres yeux, c’est un véritable choc. Les conditions d’hygiène y sont désastreuses, l’accès à l’eau très limité. Des femmes, des enfants, des hommes, cherchaient désespérément un coin d’ombre pour s’y abriter du soleil qui brillait de toutes ses forces, ajoutant ainsi à la peine des résidents de Moria.
D’autres rencontres m’ont évidemment marqué à vie. Les nombreux demandeurs d’asile que j’ai reçus en entretien parfois pendant plus de deux heures. Une grande partie du travail était faite dans l’urgence. Nous devions préparer les personnes à leur entretien d’asile qui pour certains, étaient prévus seulement quelques jours après. C’était extrêmement compliqué, la plupart d’entre elles n’avait bien entendu aucune idée avant ces rendez-vous de la quantité et de la teneur des questions auxquelles elles devraient répondre. C’était un exercice nouveau pour ces individus, exercice dont dépendait leur avenir. Certains étaient illettrés, certains avaient à peine atteint l’âge adulte, d’autres n’étaient encore que des adolescents (en Grèce, vous pouvez être entendu seul en entretien d’asile à partir de l’âge de 14 ans !).
Le plus dur à mon avis, était pour ceux qui ne rentraient pas dans les « cases » de la demande d’asile, c’est-à-dire que les raisons pour lesquelles ils avaient quitté leur pays – aussi compréhensibles soient-elles – ne faisaient pas parties des cas prévus par la Convention de Genève. Comment expliquer à un individu qu’il n’a que très peu de chances d’obtenir une protection et de pouvoir rester en Europe alors qu’il a tout laissé derrière lui… Et puis, il y a aussi les cas de rejet de la demande d’asile pour des personnes qui avaient tout mis tous leurs espoirs dans cette protection.
Cela nous renvoie à notre absence d’emprise sur le processus de l’asile, sur la limite de notre « pouvoir », et nous montre finalement que nous faisons partie d’un système beaucoup plus grand que nous, et dans lequel nous n’avons que très peu de possibilités d’interférer.
La vérité, c’est que vous passez 5 ans de votre vie à apprendre les grands principes du droit, l’importance des droits de l’Homme et leur caractère absolu. De cet apprentissage – auquel se mélange votre caractère – naît un certain idéal. Et puis vous bâtissez aussi une certaine détermination sur ces enseignements, sur ce que devraient être les droits de l’Homme et comment ils devraient être respectés partout. Pour être claire, vous pensez pouvoir changer le monde. Certains appellent cela de la naïveté, d’autres du courage. Bien sûr, vous savez très bien que les choses ne sont pas exactement comme la théorie vous enseigne qu’elles sont. Mais vous croyez quand même pouvoir, à votre échelle, faire quelque chose (et c’est vrai).
Toutefois en réalité, cette sorte d’équilibre entre idéalisme et réalisme, est totalement bouleversé lorsque vous posez le pied dans le monde de Lesvos. Vous vous rendez compte que le chemin vers le respect des droits fondamentaux des êtres humains, le respect de leur dignité, de leur liberté, est encore long.
Je ne crois pas cependant que ce constat doive nous pousser à subir les choses. A mon avis, chaque geste compte, et que si chacun fait sa part, on peut réellement faire bouger les choses. « Aucun acte de bonté, aussi petit soit-il, ne sera jamais vain » disait Aesop (fabuliste et conteur d’histoires grec).

Le volontariat humanitaire : un monde à part, une bulle

J’aimerais parler maintenant de ce qui entoure le volontariat, des moments où l’on ne travaille pas.
Durant mon séjour à Mytilène, je pense avoir fait les plus belles rencontres de ma vie : que ce soit avec des volontaires, des demandeurs d’asile, des réfugiés, ou simplement des locaux.
Cette île, malgré toutes les horreurs qui s’y passent, regorgent de richesses ; et finalement, même si on y fait face aux pires choses dont l’être humain est capable de faire subir à ses semblables, elle fait également ressortir ce qu’il y a de plus précieux dans l’espèce humaine.
Des individus, venus d’Afghanistan, de France, d’Italie, d’Iran, des États-Unis, du Royaume-Uni, d’Irak, de Syrie, de Grèce, de Palestine, de RDC, de Roumanie, du Pakistan, ou du Cameroun, se rencontrent et deviennent liés à jamais. Ces personnes qui, sans cela, ne se seraient probablement pas rencontrées, n’auraient jamais pris le temps de discuter et de se connaitre. Je pense à Océane, Jesse, Hadrien, Yousif, Zeeko, Abdullah, Khaled, Mustafa, Hussein, Rehmatullah, Nadia, Zahra, Alireza, Shannon et tant d’autres. Nous avons partagé tant de bons moments, que ce soit autour d’un verre, en face de la mer, à bord d’une voiture pendant des trajets interminables, ou encore à danser jusqu’au bout de la nuit ou à contempler les paysages magnifiques que nous ont offert Lesvos.
A Lesvos, en tant que volontaire, on vit dans une bulle, où chacun partage ce qu’il a à partager, avec son parcours, sa personnalité, son expérience, sa culture. Mais aussi ses craintes, ses angoisses, ses faiblesses ou ce qui l’affecte. Et c’est là toute la beauté de cette expérience. Chaque jour est un nouveau pas vers l’autre, et un nouveau pas vers l’empathie.
Pour conclure, j’aimerais reprendre les mots de l’un de mes amis les plus proches que j’ai rencontré à Lesvos, Yousif Al Shewaili, qui rend parfaitement compte de cet état d’esprit : « il est très important de se concentrer sur les beaux aspects, sur les aspects positifs et magnifiques de l’île et des habitants de Lesvos. Dans l’obscurité, il y a toujours un rayon de lumière et il est partout, chez les locaux, chez les réfugiés, dans les ONG, et partout ailleurs. »

 J’ai appris qu’un Homme n’a le droit d’en regarder un autre de haut que pour l’aider à se lever. 
Gabriel Garcia Marquez, écrivain colombien.

Camille L.

[1« La solidaridad es la ternura de los pueblos », Gioconda Belli.

[2Le journal de Zlata, A. CAPPON trad., Paris, 1993, Zlata Filipovi.

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